« Tu es un homme à part », lettre du 15 janvier 1854 d’Hector Berlioz à Franz Liszt
Le 5 décembre 1830, Hector Berlioz, tout juste auréolé du grand Prix de Rome, crée sa Symphonie Fantastique à Paris. Cette œuvre, d’une modernité inouïe pour l’époque, marque un tournant dans l’histoire de la musique et ouvre la voie du romantisme français. Un jeune pianiste hongrois, déjà bien connu pour ses œuvres de virtuosité et sa technique transcendante, est présent dans la salle ce jour de décembre 1830. Il s’appelle Franz Liszt et, bouleversé par cette œuvre si novatrice, il décide résolument d’en réaliser une transcription pour le piano. Il informe immédiatement Berlioz de son projet qui, fort surpris, hésite. En effet, on sait l’aversion de ce dernier pour le piano, instrument dont il ne jouait pas (fait assez rare chez un compositeur pour le noter) et qu’il n’emploiera jamais dans sa musique (fait encore plus rare pour le noter également). Berlioz donna néanmoins son accord à Liszt et se montra très impressionné par cette transcription qui fut d’ailleurs éditée bien avant la version orchestrale de l’œuvre et concourut grandement à sa large diffusion.
Force est de constater que cette colossale transcription de Liszt, peut-être l’une des partitions les plus monumentales de sa production, est extrêmement rare au concert.
C’est après de longues années de compagnonnage comme chef d’orchestre et apprenti orchestrateur avec l’œuvre d’orchestre que j’ai osé ouvrir la partition de Liszt réputée, à raison, pour sa difficulté diabolique d’exécution.
J’ai tout de suite été frappé par l’intelligence de cette transcription, dans laquelle les écueils pianistiques vont toujours de pair avec l’intensité de la dramaturgie. Liszt n’y est du reste pas aussi littéral qu’on pourrait l’imaginer. Ce n’est pas tant en face de la Symphonie Fantastique que l’on a l’impression de se trouver que d’une Symphonie Fantastique, celle de Liszt, marquée du sceau de son génie et de sa science incomparable de l’écriture pianistique.
Associer cette Symphonie Fantastique avec le chef-d’œuvre du Liszt compositeur, sa sonate en si mineur, est symbolique : leur mise en regard nous offre un panorama de cette personnalité hors normes du XIXe siècle, pianiste virtuose, compositeur visionnaire, transcripteur prolifique, homme de lettres, humaniste, tour à tour grand séducteur puis homme de foi.
On ajoutera que l’ironie de l’histoire a voulu que la personne qui mit pour la première fois entre les mains de Liszt le Faust de Goethe, principale source d’inspiration de la sonate en si mineur et de son insondable profondeur métaphysique, s’appelle…Hector Berlioz. »
Gabriel Durliat